Eric Hazan : la fin des barricades





Entretien avec Eric Hazan

La fin des barricades
Contretemps, 13 mai 2011
Propos recueillis par Razmig Keucheyan


À l'occasion de la parution de son dernier ouvrage, Paris sous tension (La Fabrique, 2011), qui poursuit une réflexion amorcée avec L'Invention de Paris (Seuil, 2002), nous nous sommes entretenus avec Eric Hazan, historien, éditeur et camarade.
[...]
Comment se présenteront alors les insurrections dans le cadre de cette nouvelle configuration géographique ? Quelles implications stratégiques cette dernière a-t-elle ? Sachant que les centres de pouvoir politique et économique restent en large part concentrés dans Paris intra-muros...


Repenser le Paris révolutionnaire implique aussi de repenser la question du pouvoir, et notamment sa dimension spatiale. Dans les insurrections classiques, il fallait prendre l'Hôtel de ville, situé au cœur de Paris. On commence par prendre l'Hôtel de ville, et après on voit ce qu'on fait. L'insurrection qui vient, celle du 21e siècle, n'investira pas militairement quelque lieu que ce soit, sauf peut-être les télévisions et les dépôts d'essence. Le pouvoir ne va pas être pris, l'insurrection va plutôt l'évaporer. 



Revenons à la Révolution française. Lorsque la nouvelle de la prise de la Bastille est diffusée dans toute la France, la structure administrative centralisée de la monarchie, les intendants, ont tout simplement posé leurs affaires sur leur bureau, et ils sont partis. Tocqueville décrit ce phénomène avec beaucoup de précision dans l'Ancien Régime et la Révolution. C'est ce type de blocage ou de délitement du pouvoir qu'amènera l'insurrection qui vient. Il faut se sortir de la tête le modèle bolchevique de la prise du Palais d'hiver...



Si je comprends bien, ton travail actuel sur la Révolution française vise donc à montrer qu'il existe dans l'histoire des modèles pour l'insurrection qui vient, mais qui sont justement pré-bolcheviques, qui supposent de fermer le cycle d'Octobre pour se rendre attentif aux potentialités révolutionnaires d'un cycle historique plus ancien mais toujours actif...


J'essaie de ne pas expliciter autant. Je n'aime pas les histoires qui mettent trop les points sur les "i", ou qui se proposent de montrer ce que telle histoire peut avoir d'actuel. Je préfère laisser le lecteur en déduire ses propres conclusions...

Un autre problème stratégique crucial : à l'heure actuelle, les étudiants ne sont plus géographiquement concentrés. En Mai 68, la plupart d'entre eux étaient localisés au Quartier latin, dans un cercle dont le diamètre devait faire un kilomètre et demi tout au plus.


La fin du Paris révolutionnaire traditionnellement conçu implique aussi que l'histoire des barricades est achevée. La barricade comme tactique insurrectionnelle et aussi comme symbole...

Il pourra y avoir des barricades, mais plus sous la forme de barricades urbaines...
La barricade impliquant qu'on tient un quartier, éventuellement qu'on avance sur les positions de l'adversaire...

Si on pense en termes de flux, pour interrompre des flux, il peut y avoir ça et là des barricades, mais plus la barricade urbaine classique. C'était beau, mais ce n'est plus de notre époque, c'est une forme symbolique qui risque d'être très peu opératoire à l'avenir...
Que serait un urbanisme radical appliqué à Paris ? Autrement dit, à supposer que l'insurrection vienne, qu'est-ce que les gens feront de la ville ? La notion d'"urbanisme" implique un certain degré de centralisation, de planification, d'expertise...

L'usage de la ville sera entièrement différent. Si on observe par exemple les alentours de la bibliothèque François Mitterrand, on constate que les immeubles sont assez bien dessinés. L'architecture n'est pas trop mauvaise, elle est en tout cas meilleure qu'il y a trente ans. Mais l'endroit dans son ensemble est catastrophique ! Rien que de passer là t'attrapes un rhume... Il n'y a aucune vie, et il n'y en aura jamais aucune. La seule manière de ramener de la vie là-dedans, c'est de tout démolir. L'urbanisme des urbanistes, ça ne peut donner que ça, même si on met à la tête de ce genre de projet des gens moins pourris que ceux qui y sont aujourd'hui.

Il faut revenir à une conception artisanale, lente, organique, de l'urbanisme. Il y aura bien sûr de la concertation entre ceux qui habitent le quartier, ceux qui y ont habité, ceux qui y connaissent quelque chose. On construira parcelle par parcelle. Il ne s'agit pas de pasticher le passé, il faut utiliser les techniques actuelles, mais avec sensibilité et intelligence. Tout ça suppose bien sûr que l'insurrection soit advenue, aujourd'hui c'est tout simplement inimaginable...

Propos recueillis par Razmig Keucheyan

La fin des barricades; Entretien avec Eric Hazan
Contretemps, 13 mai 2011

http://www.contretemps.eu/interventions/fin-barricades-entretien-eric-hazan

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