L'insurrection qui vient, les communes du Comité invisible



L'Insurrection qui vient
Le Comité invisible

Edition La Fabrique 
2007


Extraits concernant les Communes et le territoire 
de l'insurrection qui vient


Quatrième cercle
« Plus simple, plus fun, plus mobile, plus sûr ! »

Pages 38 à 48.

Qu’on ne nous parle plus de « la ville » et de « la campagne», et moins encore de leur antique opposition. Ce qui s’étend autour de nous n’y ressemble ni de près ni de loin : c’est une nappe urbaine unique, sans forme et sans ordre, une zone désolée, indéfinie et illimitée, un continuum mondial d’hypercentres muséifiés et de parcs naturels, de grands ensembles et d’immenses exploitations agricoles, de zones industrielles et de lotissements, de gîtes ruraux et de bars branchés : la métropole.


Il y a bien eu la ville antique, la ville médiévale ou la ville moderne; il n’y a pas de ville métropolitaine. La métropole veut la synthèse de tout le territoire. Tout y cohabite, pas tant géographiquement que par le maillage de ses réseaux. C’est justement parce qu’elle achève de disparaître que la ville est maintenant fétichisée, comme Histoire. Les manufactures lilloises deviennent des salles de spectacle, le centre bétonné du Havre est patrimoine de l’Unesco. À Pékin, les hutongs qui entourent la Cité interdite sont détruites, et l’on en reconstruit de fausses, un peu plus loin, à l’attention des curieux. À Troyes, on colle des façades à colombage sur des bâtiments en parpaing, un art du pastiche qui n’est pas sans évoquer les boutiques style victorien de Disneyland Paris. Les centres historiques, longtemps sièges de la sédition, trouvent sagement leur place dans l’organigramme de la métropole. Ils y sont dévolus au tourisme et à la consommation ostentatoire. Ils sont les îlots de la féerie marchande, que l’on maintient par la foire et l’esthétique, par la force aussi.

La mièvrerie étouffante des marchés de Noël se paye par toujours plus de vigiles et de patrouilles de municipaux. Le contrôle s’intègre à merveille au paysage de la marchandise, montrant à qui veut bien la voir sa face autoritaire. L’époque est au mélange, mélange de musiquettes, de matraques télescopiques et de barbe à papa. Ce que ça suppose de surveillance policière, l’enchantement !

Ce goût de l’authentique-entre-guillemet, et du contrôle qui va avec, accompagne la petite bourgeoisie dans sa colonisation des quartiers populaires. Poussée hors des hypercentres, elle vient chercher là une « vie de quartier » que jamais elle ne trouverait parmi les maisons Phénix. Et en chassant les pauvres, les voitures et les immigrés, en faisant place nette, en extirpant les microbes, elle pulvérise cela même qu’elle était venue chercher.

Sur une affiche municipale, un agent de nettoyage tend la main à un gardien de la paix ; un slogan : «Montauban, ville propre ».

La décence qui oblige les urbanistes à ne plus parler de « la ville », qu’ils ont détruite, mais de « l’urbain », devrait aussi les inciter à ne plus parler de «la campagne », qui n’existe plus. Ce qu’il y a, en lieu et place, c’est un paysage que l’on exhibe aux foules stressées et déracinées, un passé que l’on peut bien mettre en scène maintenant que les paysans ont été réduits à si peu. C’est un marketing que l’on déploie sur un « territoire » où tout doit être valorisé ou constitué en patrimoine. C’est toujours le même vide glaçant qui gagne jusqu’aux plus reculés des clochers.

La métropole est cette mort simultanée de la ville et de la campagne, au carrefour où convergent toutes les classes moyennes, dans ce milieu de la classe du milieu, qui, d’exode rural en « périurbanisation », s’étire indéfiniment. À la vitrification du territoire mondial sied le cynisme de l’architecture contemporaine. Un lycée, un hôpital, une médiathèque sont autant de variantes sur un même thème: transparence, neutralité, uniformité. Des bâtiments, massifs et fluides, conçus sans avoir besoin de savoir ce qu’ils abriteront, et qui pourraient être ici aussi bien que n’importe où ailleurs. Que faire des tours de bureaux de la Défense, de la Part Dieu, ou d’Euralille ? L’expression «flambant neuf» contracte en elle toute leur destinée.

Un voyageur écossais, après que les insurgés ont brûlé l’Hôtel de Ville de Paris en mai 1871, atteste la singulière splendeur du pouvoir en flamme: «[...] jamais je n’avais rien imaginé de plus beau ; c’est superbe. Les gens de la Commune sont d’affreux gredins, je n’en disconviens pas; mais quels artistes! Et ils n’ont pas eu conscience de leur oeuvre ! […] J’ai vu les ruines d’Amalfi baignées par les flots d’azur de la Méditerranée, les ruines des temples de Tung-hoor dans le Pendjab ; j’ai vu Rome et bien d’autres choses : rien ne peut être comparé à ce que j’ai eu ce soir devant les yeux ».

Il reste bien, pris dans le maillage métropolitain, quelques fragments de ville et quelques résidus de campagne. Mais le vivace, lui, a pris ses quartiers dans les lieux de relégation. Le paradoxe veut que les endroits les plus apparemment inhabitables soient les seuls à être encore habités en quelque façon. Une vieille baraque squattée aura toujours l’air plus peuplée que ces appartements de standing où l’on ne peut que poser ses meubles et perfectionner la déco en attendant le prochain déménagement. Les bidonvilles sont dans bien des mégapoles les derniers lieux vivants, vivables, et sans surprise, aussi, les lieux les plus mortels. Ils sont l’envers du décor électronique de la métropole mondiale. Les cités-dortoirs de la banlieue Nord de Paris, délaissées par une petite bourgeoisie partie à la chasse aux pavillons, rendues à la vie par le chômage de masse, rayonnent plus intensément, désormais, que le Quartier latin. Par le verbe autant que par le feu.

L’incendie de novembre 2005 ne naît pas de l’extrême dépossession, comme on l’a tant glosé, mais au contraire de la pleine possession d’un territoire. On peut brûler des voitures parce qu’on s’emmerde, mais pour propager l’émeute un mois durant et maintenir durablement la police en échec, il faut savoir s’organiser, il faut disposer de complicités, connaître le terrain à la perfection, partager un langage et un ennemi commun. Les kilomètres et les semaines n’ont pas empêché la propagation du feu. Aux premiers brasiers en ont répondu d’autres, là où on les attendait le moins. La rumeur ne se met pas sur écoute. La métropole est le terrain d’un incessant conflit de basse intensité, dont la prise de Bassora, de Mogadiscio ou de Naplouse marquent des points culminants. La ville, pour les militaires, fut longtemps un endroit à éviter, voire à assiéger; la métropole, elle, est tout à fait compatible avec la guerre. Le conflit armé n’est qu’un moment de sa constante reconfiguration. Les batailles menées par les grandes puissances ressemblent à un travail policier toujours à refaire, dans les trous noirs de la métropole – « que ce soit au Burkina Faso, dans le Bronx du Sud, à Kamagasaki, au Chiapas ou à la Courneuve». Les « interventions» ne visent pas tant la victoire, ni même à ramener l’ordre et la paix, qu’à la poursuite d’une entreprise de sécurisation toujours-déjà à l’oeuvre. La guerre n’est plus isolable dans le temps, mais se diffracte en une série de micro-opérations, militaires et policières, pour assurer la sécurité. La police et l’armée s’adaptent en parallèle et pas à pas. Un criminologue demande aux CRS de s’organiser en petites unités mobiles et professionnalisées.
L’institution militaire, berceau des méthodes disciplinaires, remet en cause son organisation hiérarchique. Un officier de l’OTAN applique, pour son bataillon de grenadiers, une «méthode participative qui implique chacun dans l’analyse, la préparation, l’exécution et l’évaluation d’une action. Le plan est discuté et rediscuté pendant des jours, au fil de l’entraînement et selon les derniers renseignements reçus [...] Rien de tel qu’un plan élaboré en commun pour augmenter l’adhésion comme la motivation ».

Les forces armées ne s’adaptent pas seulement à la métropole, elles la façonnent. Ainsi les soldats israéliens, depuis la bataille de Naplouse, se font-ils architectes d’intérieur. Contraints par la guérilla palestinienne à délaisser les rues, trop périlleuses, ils apprennent à avancer verticalement et horizontalement au sein des constructions urbaines, défonçant murs et plafonds pour s’y mouvoir. Un officier des forces de défense israéliennes, diplômé de philosophie, explique : «L’ennemi interprète l’espace d’une manière classique, traditionnelle et je me refuse à suivre son interprétation et à tomber dans ses pièges. [...] Je veux le surprendre ! Voilà l’essence de la guerre. Je dois gagner [...] Voilà : j’ai choisi la méthodologie qui me fait traverser les murs... Comme un ver qui avance en mangeant ce qu’il trouve sur son chemin.» L’urbain est plus que le théâtre de l’affrontement, il en est le moyen. Cela n’est pas sans rappeler les conseils de Blanqui, cette fois pour le parti de l’insurrection, qui recommandait aux futurs insurgés de Paris d’investir les maisons des rues barricadées pour protéger leurs positions, d’en percer les murs pour les faire communiquer, d’abattre les escaliers du rez-de-chaussée et de trouer les plafonds pour se défendre d’éventuels assaillants, d’arracher les portes pour en barricader les fenêtres et de faire de chaque étage un poste de tir. La métropole n’est pas que cet amas urbanisé, cette collision finale de la ville et de la campagne, c’est tout autant un flux d’êtres et de choses. Un courant qui passe par tout un réseau de fibres optiques, de lignes TGV, de satellites, de caméras de vidéosurveillance, pour que jamais ce monde ne s’arrête de courir à sa perte. Un courant qui voudrait tout entraîner dans sa mobilité sans espoir, qui mobilise chacun. Où l’on est assailli d’informations comme par autant de forces hostiles. Où il ne reste plus qu’à courir. Où il devient difficile d’attendre, même une énième rame de métro.
La multiplication des moyens de déplacement et de communication nous arrache sans discontinuer à l’ici et au maintenant, par la tentation de toujours être ailleurs. Prendre un TGV, un RER, un téléphone, pour être déjà là-bas. Cette mobilité n’implique qu’arrachement, isolement, exil. Elle serait pour quiconque insupportable si elle n’était pas toujours mobilité de l’espace privé, de l’intérieur portatif. La bulle privée n’éclate pas, elle se met à flotter. Ce n’est pas la fin du cocooning, juste sa mise en mouvement. D’une gare, d’un centre commercial, d’une banque d’affaires, d’un hôtel à l’autre, partout cette étrangeté, si banale, tellement connue qu’elle tient lieu de dernière familiarité.

La luxuriance de la métropole est ce brassage aléatoire d’ambiances définies, susceptibles de se recombiner indéfiniment. Les centres-villes s’y offrent non comme des lieux identiques, mais bien comme des offres originales d’ambiances, parmi lesquelles nous évoluons, choisissant l’une, laissant l’autre, au gré d’une sorte de shopping existentiel entre les styles de bars, de gens, de designs, ou parmi les playlists d’un ipod. «Avec mon lecteur mp3, je suis maître de mon monde.» Pour survivre à l’uniformité environnante, l’unique option est de se reconstituer sans cesse son monde intérieur, comme un enfant qui reconstruirait partout la
même cabane. Comme Robinson reproduisant son univers d’épicier sur l’île déserte, à ceci près que notre île déserte est la civilisation même, et que nous sommes des milliards à débarquer sans cesse. Précisément parce qu’elle est cette architecture de flux, la métropole est une des formations humaines les plus vulnérables qui ait jamais existé. Souple, subtile, mais vulnérable. Une fermeture brutale des frontières pour cause d’épidémie furieuse, une carence quelconque dans un ravitaillement vital, un blocage organisé des axes de communication, et c’est tout le décor qui s’effondre, qui ne parvient plus à masquer les scènes de carnages qui le hantent à toute heure. Ce monde n’irait pas si vite s’il n’était pas constamment poursuivi par la proximité de son effondrement.
Sa structure en réseau, toute son infrastructure technologique de noeuds et de connexions, son architecture décentralisée voudraient mettre la métropole à l’abri de ses inévitables dysfonctionnements. Internet doit résister à une attaque nucléaire. Le contrôle permanent des flux d’informations, d’hommes et de marchandises doit sécuriser la mobilité métropolitaine, la traçabilité, assurer que jamais ne manque une palette dans un stock de marchandise, que jamais on ne trouve un billet volé dans le commerce ou un terroriste dans l’avion. Grâce à une puce RFID, un passeport biométrique, un fichier ADN.

Mais la métropole produit aussi les moyens de sa propre destruction. Un expert en sécurité américain explique la défaite en Irak par la capacité de la guérilla à tirer profit des nouveaux modes de communication. Par leur invasion, les États-Unis n’ont pas tant importé la démocratie que les réseaux cybernétiques. Ils amenaient avec eux l’une des armes de leur défaite. La multiplication des téléphones portables et des points d’accès à Internet a fourni à la guérilla des moyens inédits de s’organiser, et de se rendre elle-même si difficilement attaquable.

À chaque réseau ses points faibles, ses noeuds qu’il faut défaire pour que la circulation s’arrête, pour que la toile implose. La dernière grande panne électrique européenne l’a montré : il aura suffi d’un incident sur une ligne à haute tension pour plonger une bonne partie du continent dans le noir. Le premier geste pour que quelque chose puisse surgir au milieu de la métropole, pour que s’ouvrent d’autres possibles, c’est d’arrêter son perpetuum mobile. C’est ce qu’ont compris les rebelles thaïlandais qui font sauter les relais électriques. C’est ce qu’ont compris les anti-CPE, qui ont bloqué les universités pour ensuite tâcher de bloquer l’économie. C’est aussi ce qu’ont compris les dockers américains en grève en octobre 2002 pour le maintien de trois cents emplois, et qui bloquèrent pendant dix jours les principaux ports de la côte Ouest. L’économie américaine est si dépendante des flux tendus en provenance d’Asie que le coût du blocage se montait à un milliard d’euros par jour. À dix mille, on peut faire vaciller la plus grande puissance économique mondiale. Pour certains « experts », si le mouvement s’était pro-longé un mois de plus, nous aurions assisté à «un retour à la récession aux États-Unis et un cauchemar économique pour l’Asie du Sud-Est ».


Se constituer en communes
Pages 89, 90, 91.


La commune, c’est ce qui se passe quand des êtres se trouvent, s’entendent et décident de cheminer ensemble. La commune, c’est peut-être ce qui se décide au moment où il serait d’usage de se séparer. C’est la joie de la rencontre qui survit à son étouffement de rigueur. C’est ce qui fait qu’on se dit « nous », et que c’est un événement. Ce qui est étrange n’est pas que des êtres qui s’accordent forment une commune, mais qu’ils restent séparés. Pourquoi les communes ne se multiplieraient pas à l’infini? Dans chaque usine, dans chaque rue, dans chaque village, dans chaque école. Enfin le règne des comités de base ! Mais des communes qui accepteraient d’être ce qu’elles sont là où elles sont. Et si possible, une multiplicité de communes qui se substitueraient aux institutions de la société : la famille, l’école, le syndicat, le club sportif, etc. Des communes qui ne craindraient pas, outre leurs activités proprement politiques, de s’organiser pour la survie matérielle et morale de chacun de leurs membres et de tous les paumés qui les entourent.
Des communes qui ne se définiraient pas – comme le font généralement les collectifs – par un dedans et un dehors, mais par la densité des liens en leur sein. Non par les personnes qui les composent, mais par l’esprit qui les anime.
Une commune se forme chaque fois que quelques-uns, affranchis de la camisole individuelle, se prennent à ne compter que sur eux-mêmes et à mesurer leur force à la réalité. Toute grève sauvage est une commune, toute maison occupée collectivement sur des bases nettes est une commune, les comités d’action de 68 étaient des communes comme l’étaient les villages d’esclaves marrons aux États-Unis, ou bien encore radio Alice, à Bologne, en 1977. Toute commune veut être à elle-même sa propre base. Elle veut dissoudre la question des besoins. Elle veut briser, en même temps que toute dépendance économique, toute sujétion politique, et dégénère en milieu dès qu’elle perd le contact avec les vérités qui la fondent. Il y a toutes sortes de communes, qui n’attendent ni le nombre, ni les moyens, encore moins le « bon moment » qui ne vient jamais, pour s’organiser.


S’ORGANISER
S’organiser pour ne plus devoir travailler
Pages 92 à 98.


Les planques se font rares, et à vrai dire, c’est bien souvent perdre trop de temps encore que de continuer à s’y ennuyer. Elles se signalent en outre par de piètres conditions de sieste et de lecture. On sait que l’individu existe si peu qu’il doit gagner sa vie, qu’il doit échanger son temps contre un peu d’existence sociale. Du temps personnel, pour de l’existence sociale : voilà le travail, voilà le marché. Le temps de la commune échappe d’emblée au travail, il ne marche pas dans la combine, il lui en préférera d’autres. Des groupes de piqueteros argentins soutirent collectivement une sorte de RMI local conditionné par quelques heures de travail; ils ne font pas les heures, mettent en commun leurs gains et se dotent d’ateliers de confection, d’une boulangerie, mettent en place les jardins dont ils ont besoin. Il y a de l’argent à aller chercher pour la commune, aucunement à devoir gagner sa vie. Toutes les communes ont leurs caisses noires. Les combines sont multiples. Outre le RMI, il y a les allocations, les arrêts maladie, les bourses d’études cumulées, les primes soutirées pour des accouchements fictifs, tous les trafics, et tant d’autres moyens qui naissent à chaque mutation du contrôle. Il ne tient pas à nous de les défendre, ni de nous installer dans ces abris de fortune ou de les préserver comme un privilège d’initié. Ce qu’il est important de cultiver, de diffuser, c’est cette nécessaire disposition à la fraude, et d’en partager les innovations. Pour les communes, la question du travail ne se pose qu’en fonction des autres revenus existants. Il ne faut pas négliger tout ce qu’au passage certains métiers, formations ou postes bien placés procurent de connaissances utiles.
L’exigence de la commune, c’est de libérer pour tous le plus de temps possible. Exigence qui ne se compte pas seulement, pas essentiellement, en nombre d’heures vierges de toute exploitation salariale. Le temps libéré ne nous met pas en vacance. Le temps vacant, le temps mort, le temps du vide et de la peur du vide, c’est le temps du travail. Il n’y a plus désormais un temps à remplir, mais une libération d’énergie qu’aucun « temps » ne contient ; des lignes qui se dessinent, qui s’accusent, que nous pouvons suivre à loisir, jusqu’au bout, jusqu’à les voir en croiser d’autres. Des anciens de Metaleurop se font braqueurs plutôt que matons. Des employés d’EDF font passer à leurs proches de quoi truquer les compteurs. Le matériel « tombé du camion » se revend à tout va. Un monde qui se proclame si ouvertement cynique ne pouvait s’attendre de la part des prolétaires à beaucoup de loyauté.
D’un côté, une commune ne peut tabler sur l’éternité de l’« État providence », de l’autre elle ne peut compter vivre longtemps du vol à l’étalage, de la récup’ dans les poubelles des supermarchés ou nuitamment dans les entrepôts des zones industrielles, du détournement de subventions, des arnaques aux assurances et autres fraudes, bref : du pillage. Elle doit donc se soucier d’accroître en permanence le niveau et l’étendue de son auto-organisation. Que les tours, les fraiseuses, les photocopieuses vendus au rabais à la fermeture d’une usine servent en retour à appuyer quelque conspiration contre la société marchande, rien ne serait plus logique.
Le sentiment de l’imminence de l’effondrement est partout si vif de nos jours que l’on peine à dénombrer toutes les expérimentations en cours en fait de construction, d’énergie, de matériaux, d’illégalisme ou d’agriculture. Il y a là tout un ensemble de savoirs et de techniques qui n’attend que d’être pillé et arraché à son emballage moraliste, caillera ou écolo. Mais cet ensemble n’est encore qu’une partie de toutes les intuitions, de tous les savoir-faire, de cette ingéniosité propre aux bidonvilles qu’il nous faudra bien déployer si nous comptons repeupler le désert métropolitain et assurer la viabilité à moyen terme d’une insurrection.
Comment communiquer et se mouvoir dans une interruption totale des flux ? Comment restaurer les cultures vivrières des zones rurales jusqu’à ce qu’elles puissent à nouveau supporter les densités de peuplement qu’elles avaient encore il y a soixante ans ? Comment transformer des espaces bétonnés en potagers urbains, comme Cuba l’a fait pour pouvoir soutenir l’embargo américain et la liquidation de l’URSS ?


Former et se former


Nous qui avons tant usé des loisirs autorisés par la démocratie marchande, que nous en est-il resté? Qu’est-ce qui a bien pu un jour nous pousser à aller jogger le dimanche matin? Qu’est-ce qui tient tous ces fanatiques de karaté, ces fondus de bricolage, de pêche ou de mycologie? Quoi, sinon la nécessité de remplir un complet désœuvrement, de reconstituer sa force de travail ou son « capital santé»? La plupart des loisirs pourraient aisément se dépouiller de leur caractère d’absurdité, et devenir autre chose que des loisirs. La boxe n’a pas toujours été réservée à faire des démonstrations pour le Téléthon ou à donner des matchs à grand spectacle. La Chine du début du Xxe siècle, dépecée par des hordes de colons et affamée par de trop longues sécheresses, a vu des centaines de milliers de paysans pauvres s’organiser autour d’innombrables clubs de boxe à ciel ouvert pour reprendre aux riches et aux colons ce dont ils avaient été spoliés. Ce fut la révolte des boxers. Il ne sera jamais trop tôt pour apprendre et pratiquer ce que des temps moins pacifiés, moins prévisibles vont requérir de nous. Notre dépendance à la métropole – à sa médecine, à son agriculture, à sa police – est telle, à présent, que nous ne pouvons l’attaquer sans nous mettre en péril nous-mêmes. C’est la conscience informulée de cette vulnérabilité qui fait l’autolimitation spontanée des mouvements sociaux actuels, qui fait redouter les crises et désirer la « sécurité ». C’est par elle que les grèves ont troqué l’horizon de la révolution pour celui du retour à la normale. Se dégager de cette fatalité appelle un long et consistant processus d’apprentissage, des expérimentations multiples, massives.


Il s’agit de savoir se battre, crocheter des serrures, soigner des fractures aussi bien que des angines, construire un émetteur radio pirate, monter des cantines de rue, viser juste, mais aussi rassembler les savoirs épars et constituer une agronomie de guerre, comprendre la biologie du plancton, la composition des sols, étudier les associations de plantes et ainsi retrouver les intuitions perdues, tous les usages, tous les liens possibles avec notre milieu immédiat et les limites au-delà desquelles nous l’épuisons ; cela dès aujourd’hui, et pour les jours où il nous faudra en obtenir plus qu’une part symbolique de notre nourriture et de nos soins.


Créer des territoires. Multiplier les zones d’opacité


De plus en plus de réformistes conviennent aujourd’hui qu’« à l’approche du peak oil », et « pour réduire les émissions de gaz à effet de serre », il va bien falloir « relocaliser l’économie », favoriser l’approvisionnement régional, les circuits courts de distribution, renoncer à la facilité des importations lointaines, etc. Ce qu’ils oublient, c’est que le propre de tout ce qui se fait localement en fait d’économie est de se faire au noir, de manière «informelle»; que cette simple mesure écologique de relocalisation de l’économie implique rien moins que de s’affranchir du contrôle étatique, ou de s’y soumettre sans réserve.
Le territoire actuel est le produit de plusieurs siècles d’opérations de police. On a refoulé le peuple hors de ses campagnes, puis hors de ses rues, puis hors de ses quartiers et finalement hors de ses halls d’immeuble, dans l’espoir dément de contenir toute vie entre les quatre murs suintants du privé. La question du territoire ne se pose pas pour nous comme pour l’État. Il ne s’agit pas de le tenir. Ce dont il s’agit, c’est de densifier localement les communes, les circulations et les solidarités à tel point que le territoire devienne illisible, opaque à toute autorité. Il n’est pas question d’occuper, mais d’être le territoire.
Chaque pratique fait exister un territoire – territoire du deal ou de la chasse, territoire des jeux d’enfants, des amoureux ou de l’émeute, territoire du paysan, de l’ornithologue ou du flâneur. La règle est simple: plus il y a de territoires qui se superposent sur une zone donnée, plus il y a de circulation entre eux, et moins le pouvoir trouve de prise.
Bistrots, imprimeries, salles de sport, terrains vagues, échoppes de bouquinistes, toits d’immeubles, marchés improvisés, kebabs, garages, peuvent aisément échapper à leur vocation officielle pour peu qu’il s’y trouve suffisamment de complicités. L’auto-organisation locale, en surimposant sa propre géographie à la cartographie étatique, la brouille, l’annule; elle produit sa propre sécession.
[...]


INSURRECTION
Pages 107 à 109.


La commune est l’unité élémentaire de la réalité partisane. Une montée insurrectionnelle n’est peut-être rien d’autre qu’une multiplication de communes, leur liaison et leur articulation. Selon le cours des événements, les communes se fondent dans des entités de plus grande envergure, ou bien encore se fractionnent. Entre une bande de frères et de sœurs liés « à la vie à la mort » et la réunion d’une multiplicité de groupes, de comités, de bandes pour organiser l’approvisionnement et l’autodéfense d’un quartier, voire d’une région en soulèvement, il n’y a qu’une différence d’échelle, elles sont indistinctement des communes.
Toute commune ne peut que tendre vers l’autosubsistance et éprouver en son sein l’argent comme une chose dérisoire et, pour tout dire, déplacée. La puissance de l’argent est de former un lien entre ceux qui sont sans lien, de lier des étrangers en tant qu’étrangers et par là, en mettant toute chose en équivalence, de tout mettre en circulation. La capacité de l’argent à tout lier se paye de la superficialité de ce lien, où le mensonge est la règle. La défiance est le fond de la relation de crédit. Le règne de l’argent doit toujours être, de ce fait, le règne du contrôle. L’abolition pratique de l’argent ne peut se faire que par l’extension des communes.
L’extension des communes doit pour chacune obéir au souci de ne pas dépasser une certaine taille audelà de quoi elle perd contact avec elle-même, et suscite presque immanquablement une caste dominante. La commune préférera alors se scinder et de la sorte s’étendre, en même temps qu’elle prévient une issue malheureuse.
Le soulèvement de la jeunesse algérienne, qui a embrasé toute la Kabylie au printemps 2001, est parvenu à une reprise quasi totale du territoire, attaquant les gendarmeries, les tribunaux et toutes les représentations de l’État, généralisant l’émeute, jusqu’au retrait unilatéral des forces de l’ordre, jusqu’à empêcher physiquement les élections de se tenir. La force du mouvement aura été dans la complémentarité diffuse entre des composantes multiples – qui ne furent que très partiellement représentées dans les interminables et désespérément masculines assemblées des comités de village et autres comités populaires. Les « communes » de la toujours frémissante insurrection algérienne ont tantôt le visage de ces jeunes « cramés » à casquette balançant des bouteilles de gaz sur les CNS (CRS) depuis le toit d’un immeuble de Tizi Ouzou, tantôt le sourire narquois d’un vieux maquisard drapé dans son burnous, tantôt encore l’énergie des femmes d’un village de montagne faisant tourner, envers et contre tout, les cultures et l’élevage traditionnels, sans lesquels les blocages de l’économie de la région n’auraient jamais pu être si répétés ni si systématiques.

[…]


Saboter toute instance de représentation.
Généraliser la palabre.
Abolir les assemblées générales
Pages 111 à 114.


Un autre réflexe est, au moindre mouvement, de faire une assemblée générale et de voter. C’est une erreur. Le simple enjeu du vote, de la décision à remporter, suffit à changer l’assemblée en cauchemar, à en faire le théâtre où s’affrontent toutes les prétentions au pouvoir. Nous subissons là le mauvais exemple des parlements bourgeois.
L’assemblée n’est pas faite pour la décision mais pour la palabre, pour la parole libre s’exerçant sans but. Le besoin de se rassembler est aussi constant, chez les humains, qu’est rare la nécessité de décider. Se rassembler répond à la joie d’éprouver une puissance commune. Décider n’est vital que dans les situations d’urgence, où l’exercice de la démocratie est de toute façon compromis. Pour le reste du temps, le problème n’est celui du « caractère démocratique du processus de prise de décision » que pour les fanatiques de la procédure. Il n’y a pas à critiquer les assemblées ou à les déserter, mais à y libérer la parole, les gestes et les jeux entre les êtres. Il suffit de voir que chacun n’y vient pas seulement avec un point de vue, une motion, mais avec des désirs, des attachements, des capacités, des forces, des tristesses et une certaine disponibilité. Si l’on parvient ainsi à déchirer ce fantasme de l’Assemblée Générale au profit d’une telle assemblée des présences, si l’on parvient à déjouer la toujours renaissante tentation de l’hégémonie, si l’on cesse de se fixer la décision comme finalité, il y a quelques chances que se produise une de ces prises en masse, l’un de ces phénomènes de cristallisation collective où une décision prend les êtres, dans leur totalité ou seulement pour partie.


Il en va de même pour décider d’actions. Partir du principe que « l’action doit ordonner le déroulement d’une assemblée », c’est rendre impossible tant le bouillonnement du débat que l’action efficace. Une assemblée nombreuse de gens étrangers les uns aux autres se condamne à commettre des spécialistes de l’action, c’est-à-dire à délaisser l’action pour son contrôle. D’un côté, les mandatés sont par définition entravés dans leur action, de l’autre, rien ne les empêche de berner tout le monde.
Il n’y a pas à poser une forme idéale à l’action. L’essentiel est que l’action se donne une forme, qu’elle la suscite et ne la subisse pas. Cela suppose le partage d’une même position politique, géographique – comme les sections de la Commune de Paris pendant la Révolution française –, ainsi que le partage d’un même savoir circulant. Quant à décider d’actions, tel pourrait être le principe : que chacun aille en reconnaissance, qu’on recoupe les renseignements, et la décision viendra d’elle-même, elle nous prendra plus que nous ne la prendrons. La circulation du savoir annule la hiérarchie, elle égalise par le haut. Communication horizontale, proliférante, c’est aussi la meilleure forme de coordination des différentes communes, pour en finir avec l’hégémonie.


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