Architecture et Bidonville : Humanisme et Néo-libéralisme


Projet de l'agence MVRDV pour un nouveau quartier d'habitations à Liuzhou en Chine, s'inspirant des bidonvilles de Caracas.



Le chaos urbain, le pittoresque, le vernaculaire ont de tous temps fascinés les architectes. Le bidonville intéressa les architectes et les jeunes sociologues peu après la seconde guerre mondiale, comme un espace remarquable par la créativité architecturale et les modes d'habitat, de vie de leurs occupants. Après la seconde guerre mondiale, à Alger et Casablanca, quelques architectes tentent de reformuler les principes de l'architecture moderne concernant l'habitat social. Sous la pression d'un exode rural massif, des politiques publiques d’une ampleur inédite sont lancées, en réponse auxquelles les urbanistes et architectes élaborent des programmes de logements en rupture avec les modèles européens utilisés auparavant. Dans une approche d'observation directe et d'enquêtes sociologiques, ils seront les premiers à prendre en considération les modes de vie rencontrés, et à s'inspirer des typologies urbano-architecturales [maisons à patio, ruelle étroite, etc.] des bidonvilles des grandes villes.


Les années 1968 seront celles, pour certains contestataires-architectes, de l'auto-construction et de l'autonomie. Mais dans une approche davantage tournée vers l'architecture plutôt que la grande échelle. Si le vernaculaire en architecture était accepté, le bidonville était considéré comme une des formes les plus violentes exercées par la suprématie capitaliste contre les indigents. Les groupes de la Gauche Radicale, en Europe et en Amérique du Sud trouveront dans ces lieux de misère, des réservoirs potentiels de partisans, notamment en Argentine et en Italie. Cela conduisit les États-Unis, par exemple, à aider financièrement les pays Sud-américains à construire de nouvelles villes destinées à résorber les grands bidonvilles au nom d'un danger potentiel révolutionnaire.

A la charnière entre cette époque et celle du néo-libéralisme des années 1980, les Etats s'engagèrent à éliminer définitivement, dans les pays développés, les bidonvilles et, au contraire, à les laisser se développer dans les pays en voie de développement. Perte de l’aura intellectuel, intégration de l’idéologie à l’intérieur des systèmes d’élaboration conduites par le libéralisme économique, menant à l'abandon des utopies et d’alternatives, cynisme des avant-gardes architecturales, peuvent être des éléments de réponse à la question du rôle de l’idéologue qui caractérise notre époque. Ces caractéristiques se retrouvent dans tous les disciplines opérant dans le domaine de l’idéologie et la crise de l’architecture n’est, en fait, que le reflet d’une crise plus globale de société. Face à ces situations de misère et d'injustice spatiale, les architectes les plus renommés se contentent de s'approprier leur richesse architecturale : le chaos urbain comme source d'inspiration des formes urbaines et architecturales.

Cette abdication, ce renoncement marquent les limites de l'architecte dans le système économique libéral. Les architectes néo-libéraux, dont Rem Koolhaas est le plus prestigieux représentant annonce qu'il est illusoire, aujourd'hui, de prétendre pouvoir équilibrer ensemble négatif -les masses laborieuses- et ensemble positif -le capital-, en partant du constat que les architectes du mouvement moderne ont été à l'origine, bien involontairement, d'une catastrophe urbaine sans précédent : les grands ensembles d'habitat social. Leur utopie sociale généreuse a été déformée par les investisseurs et les spéculateurs. Pour ses architectes, il serait ainsi inutile et dérisoire, de vouloir résoudre par la production d'objets et de méthodes les phénomènes de bidonvilles ; sinon par l'initiation de processus qui utilisent ces objets dans leur propre développement. C'est à dire, admettre leur permanence dans la ville et les accepter en tant que tels. 


Cité des Bosquets à Montfermeil (93)



Populisme et ouvriérisme




Les ensembles de maisons à patio construits par l'équipe de Michel Écochard à Casablanca entre 1951 et 1956 dérivent de l'observation directe de la vie des familles ouvrières musulmanes dans les bidonvilles à laquelle se sont attachés les sociologues. 
Equipe  Ecochard, Plan bidonvilles à Casablanca, 1953


Les immeubles collectifs édifiés en 1952 au milieu de la nappe des logements à rez-de-chaussée des Carrières centrales par les architectes Georges Candilis et Shadrach Woods évoquent le modèle des casbahs en terre crue du sud marocain. Le jeu des volumes cubiques de ces constructions justifie une combinatoire volumétrique abstraite.
 

Equipe  Ecochard, Maisons à patio imbriquées, ensemble résidentiel les Grandes Carrières, Casablanca



Les logements de Djenan el Hassan, construits par Roland Simounet à Alger en 1955, prolongent les analyses que le groupe CIAM-Alger [Congrès International d'Architecture Moderne] a conduites sur les conditions concrètes de l’occupation des bidonvilles. Simounet a tiré une leçon précieuse de cette expérience qu'il évoquait en ces termes :

À mon grand étonnement, je découvrais un habitat spontané, ingénieux, économie de moyens, des espaces maîtrisés, un respect de l'ancrage et de la végétation, une vie de quartier organisée, une solidarité saisissante. Bien sûr, la trame sanitaire restait nécessaire et urgente, mais la leçon d'espoir était là et la poésie sous-tendue interdisait de détruire le milieu sans discernement, sans une longue réflexion. Ainsi, cette formule à laquelle je crois toujours vint s'inscrire sur les panneaux présentés au congrès d'Aix : « ne rien détruire avant d'être sûr de proposer mieux ». La leçon reçue du bidonville d'Alger est très forte et restera déterminante pour toute l'oeuvre architecturale à venir.


Architecte Roland Simounet, Groupe CIAM Alger

Architecte Roland Simounet, Groupe CIAM Alger
Architecte Roland Simounet, Groupe CIAM Alger

Ces expériences tendant à assurer la transition graduelle des populations colonisées vers l'habitation collective de type européen préfigurent alors, aux yeux de Sigfried Giedion, une nouvelle « approche régionale ». Cette modalité du populisme est façonnée par l'hégémonie du discours de l’ethnologie, dont les observations sont utilisées très directement. Les études et les opérations nord-africaines soulèvent l’attention générale en 1953 à Aix-en-Provence, lorsque le neuvième Congrès international d'architecture moderne s’efforce de formuler une « Charte de l’habitat » dont l’attention aux cultures des habitants ne serait pas absente. Une convergence se fait jour entre le travail de Candilis et d'Écochard et celui d’Alison et Peter Smithson, qui présentent à Aix une « grille » sur le thème de la « réidentification urbaine ». Il reviendra aux Smithson de tirer les leçons des projets casablancais, dans lesquels ils déclareront avoir rencontré une alternative heureuse à l'universalisme du modèle corbuséen de l'Unité d'habitation. L’objectif est de penser la structure des villes et des quartiers en fonction des échelles de perception et de pratique des groupes sociaux les composant et non de répondre par les seuls signes architecturaux à l’exode rural et à l'aliénation prolétarienne. L’échelle proprement architecturale et les enjeux constructifs ne sont cependant pas abandonnés par tous. 



1968 : Contre l'architecture de la répression


La fracture politique de la fin des années 1960 en Europe et en Amérique du Nord s’accompagne d’une mise en cause des politiques étatiques et/ou autoritaires de transformation des villes et de construction d’habitations. Les processus de conception dominants expriment un regain d’intérêt pour la ville historique, favorisé par le renouveau des sciences sociales. Les sociologues critiquaient l’indifférenciation et l’homogénéité assurées par la standardisation et le zoning des villes modernes qui étaient apparues comme des facteurs de monotonie, d’ennui, incapables d’assurer aux habitants un sentiment de liberté, de richesse dans le choix des activités. Ils opposèrent au modèle urbain fonctionnel, les qualités de la ville existante et les potentiels inexplorés de l’hétérogénéité du milieu urbain.

Pour certains même, l’îlot insalubre pouvait s’avérer plus salubre mentalement que les grands ensembles d’habitation conçus conformément aux principes de l’hygiène. Le bidonville pouvait se révéler comme un milieu plus favorable pour la sociabilité et le bien-être mental des habitants. Le psychiatre américain Léonard Duhl affirme dans son ouvrage The urban condition paru en 1963 : « Les bidonvilles et autres agglomérations de ce type offrent, pour de nombreux groupes de population, des attraits dont aucun urbaniste n’a, à ce jour, trouvé d’équivalent. Se voir attribuer les boîtes à sardines stérilisées des nouveaux ensembles d’habitation, être contraint de quitter leur univers à eux pour un monde menaçant et lointain est pour eux un trop grand traumatisme. Ils préféreront un autre bidonville ou un autre îlot insalubre.» Les architectes seront alors nombreux à investir les bidonvilles du monde entier afin de venir en aide aux populations les plus démunies.

Dix ans séparent le livre de Jane Jacobs, Death and Life of Great American Cities (1961), dénonciation des rénovations urbaines fonctionnalistes, de celui de Robert Goodman, After the Planners (1971) dénonciation de l’urbanisme autoritaire, pratiqué par une bureaucratie hautaine et des professions domestiquées. Exprimant l’idéal d'un Advocacy planning au service des habitants, Goodman stigmatise en écho au mouvement contre la guerre du Vietnam le « complexe urbano-industriel » et « l’architecture de la répression »pour proposer des méthodes de travail au contact de la population. En contraste avec les modèles savants, il invite les lecteurs militant pour la « libération », de l'architecture à tirer des « enseignements des cultures 'primitives'  », où « la population est capable de créer des relations personnelles plus étroites avec son environnement  ». Illustrant son propos par des images d’architecture populaire d’origine géographique très diverse, il considère que « l'efficacité des formes d'architecture les plus rudimentaires, comme les bidonvilles, par exemple, où l'expertise doit être partagée entre les professionnels et le peuple, voire -le cas est fréquent- être prise en mains complètement par la population, est qu'elle commence à ouvrir les yeux de celle-ci en détruisant la dépendance antérieure. La population sent qu'elle peu commencer à agir sur ses besoins sans attendre que le gouvernement et ses experts prennent soin d'elle ».

Il revient à l'exposition de Bernard Rudofsky Architecture Without Architects, présentée au Musée d'art moderne de New York en 1964, d’avoir ouvert le grand album des habitats du monde, en donnant à voir des dizaines d'édifices étonnants réalisés sans concepteurs professionnels. L'exposition exprime l'idée selon laquelle « la philosophie et le savoir-faire des constructeurs anonymes représente la plus grande source inexplorée d'inspiration architecturale pour l'homme de l'ère industrielle ».

La démarche de l'architecte Yona Friedman est représentative d’un volet technocratique symétrique à cette attitude. À partir de présupposés similaires, il propose des solutions techniques utopiques, mais ayant tous les traits de la rationalité à la question de l'appropriation par les habitants et du changement. Dans L'architecture mobile, vers une cité conçue par ses habitants (1970) et Pour une architecture scientifique (1971), Friedman développe la vision d'une grande structure habitable dans laquelle les habitants pourraient librement définir leur espace. Il invente à cette fin une ingénieuse combinatoire mathématique.

Architecte Yona Friedman


Le souci de la flexibilité et de l'intervention libre des habitants sur leur espace quotidien était déjà à l'origine de la théorie des « supports »formulée par l’architecte Néerlandais N.J. Habraken en 1961. Celui distingue les structures durables de l'habitat, produites industriellement avec des techniques de travaux publics plus que de génie civil, des éléments plus éphémères, sur lesquelles les habitants auraient prise direct et inscrit cette différenciation dans la géométrie de ses projets. La démarche de la Stichting Architecten Research de Habraken aboutira à quelques réalisations en Allemagne, comme l'immeuble participatif de Hambourg Steilshoop. Permettre à l’habitant d’effectuer des choix réels et de maîtriser les effets du temps sur son espace, tel est l’ambition commune au populisme démocratique régi par le discours hégémonique de la politique et au populisme technocratique, régi par les méthodes mathématiques ou celles de l’ingénierie.



Rem Koolhaas et la ville chaotique


L’architecte Rem Koolhaas marquera l’histoire de l’architecture par son immense talent, son inventivité, par un nouveau langage architectural rompant avec les styles dogmatiques des années 1980. Cette imagination se déploya également dans le domaine de l’urbanisme où l’architecte brisa également quelques conservatismes bien établis, autant ceux de l'école des Beaux-Arts, encore vigoureuse que ceux des architectes anciens militants de l'ex-Nouvelle-Gauche. Mais cette imagination ne se cantonna pas seulement dans le domaine particulier des formes et du renouveau stylistique ; Rem Koolhaas est également un grand théoricien s’employant à démontrer sa vision des choses par de nombreux textes. Si il était possible de définir sa philosophie en une phrase, il serait possible d’évoquer la formule de l’architecte Mies Van der Rohe qui, à la fin de sa carrière, n’était en relation avec aucune idéologie politique et déclarait : le monde est tel qu‘il est, et qu’il était impossible de le modifier dans ses structures. De cette considération d'impossibilité de changer marque non seulement le retour à l'immobilisme mais également de l'apolitisme, forme hypocrite du conservatisme. 

Illustration in : CONTENT, Rem Koolhaas


Nous empruntons un large extrait d'un article de Marc Gossé qui juge ainsi les théories de Rem Koolhaas : L’exposition Mutations, à Bordeaux, conçue par les architectes Rem Koolhaas et Jean Nouvel, repose de manière renouvelée la question des modèles urbains, de la coopération au développement et de la « bonne gouvernance » chère aux Institutions internationales et autres bailleurs de fonds. Rem Koolhaas y découvre l’Afrique et les vertus de la débrouille urbaine, érigée pour l’occasion en modèle « générique » de la mondialisation. Les phantasmes jumeaux de l’ordre et de la toute-puissance y sont terrassés par la mise en scène de l’incertitude qui irrigue les territoires de potentiels. Après son essai Delirius New-York, voici Lagos, paradigme de la modernité mondialisante ou Schenzen, capitale de la corruption planificatrice. Grâce au plaidoyer de Koolhaas, Lagos peut rejoindre le club des bons élèves de la mondialisation, des bonnes pratiques promues par la Conférence des Nations Unies d’Istanbul et par la Banque Mondiale, et Shentzen le club sélect des métropoles mondiales capitalistes truffées de gratte-ciel, tout un symbole pour le pays du capitalisme social.

Illustration in : CONTENT, Rem Koolhaas


Au-delà de la provocation médiatique coutumière à Rem Koolhaas, il reste l’habileté d’un constat récupéré à la source de 30 ans de recherches urbaines et de réflexions sur le développement, sur les thèmes de la ville informelle, de l’habitat illégal 1, des bidonvilles, loin des arrières-pensées des architectes stigmatisées par le même Koolhaas (qui évidemment n’en a pas). La nécessité de se pencher sur ces problématiques avec un regard renouvelé ne date pas d’hier, même si elle a été peu reconnue. La ville africaine résiste à la crise de sa croissance grâce à la vitalité de ses mécanismes informels : le constat, bien que tardif, semble donc opportun –la récupération médiatique d’une idée atteste de sa rentrée dans le champ de la conscience collective.


Mais la vitalité urbaine que découvre Rem Koolhas n’est pas le fruit de la mondialisation, ni la mise en scène de l’incertitude ou le produit des mutations du modèle urbain occidental : elle est le résultat d’une stratégie de survie d’une population abandonnée par ses “ élites ”, d’une résistance des cultures locales à la nouvelle mondialisation-colonisation, d’un détournement par le métissage du modèle imposé par une dictature néo-libérale, d’autant plus puissante qu’elle revêt les atours de l’illusion démocratique et des droits de l’homme. Cette néo-colonisation des esprits comme des territoires, dont le cerveau métropolitain impérial se situe en Amérique du Nord (et à laquelle l’Europe elle-même n’échappe pas), érige le laisser-faire et la “ débrouille ” -surtout celle des riches- en système de gouvernance conforme à la sacro-sainte (dé)régulation des “ marchés ” (quelle catégorie sociale peut-on mettre derrière cet acteur anonyme ?).

Illustration in : CONTENT, Rem Koolhaas


Le capitalisme sauvage accepte comme des “catastrophes naturelles ” l’exclusion sociale, la violence urbaine et la pauvreté la plus inique et considère comme normaux la jouissance de privilèges exorbitants, l’exercice permanent de la répression et l’étalage indécent des richesses, tels qu’ils sont mis en scène par la ville “générique”, la “ville diffuse”, la “métapole mondiale”, à l’abri de tout contrôle démocratique et de toute intervention publique, quoi qu’en dise F. Ascher , à propos de la “solidarité réflexive” qui retisserait de nouvelles “institutions de confiance”. Quelques concepts Koolhaasiens rejoignent même l’arsenal éculé des solutions néo-coloniales du libéralisme triomphant : ainsi sa Bigness ressemble étonnament aux “éléphants blancs” des années 60-70 et l’apologie de la mobilité à celle du “tout à l’automobile” des années du fordisme légendaire, l’ambition de répartition sociale en moins. Comme les projets de développement de l’époque, Koolhaas, Fuck the context [baise le contexte]. D’autres considérations sur l’obsolescence du modèle urbain européen tourné en dérision dans Mutations par un jeu urbain (Roman Operating System) ne manquent pas d’air : c’est le modèle (d’origine militaire romaine) colonial –vous avez bien lui qui est présenté comme “ universel ” et non la diversité urbaine engendrée par les cultures locales européennes (sans parler d’autres sphères culturelles extra-européennes). L’uniformisation culturelle, la “pensée unique”, la prééminence inévitable des flux sur le territoire, la fluidité nécessaire des capitaux et le nomadisme des riches (pas celui des migrants pauvres, traités comme des criminels), l’abandon des centres urbains historiques (voués à un tourisme méprisé) et la promotion des périphéries (affublées des nouvelles vertus civiques du “ shopping ”) sont présentés comme les conditions implicites de la nouvelle donne urbaine, d’inspiration américaine.

Illustration in : CONTENT, Rem Koolhaas; Bidonville à Lagos


En érigeant Lagos et ses semblables du “ Sud ” en modèle “ générique ” –il faut se souvenir que pour lui le générique est l’antithèse de l’identité- non seulement pour le Tiers-Monde, mais aussi pour les villes du “Nord”, inversion pamphlétaire qui ne fait que masquer le caractère dominateur et unique du modèle urbain “ atlantique ” proposé comme universel (ou “générique”)- il ne fait que se rendre complice d’un projet catastrophique, dogmatique, simpliste et cynique de sous-développement concocté ou accepté par la démission des pouvoirs publics, à l’échelle locale, nationale ou internationale. Le sous ou mal-développement est le plus souvent d'abord le résultat d'une domination culturelle , un appauvrissement culturel dont les causes peuvent être détectées dans l'oppression et la résignation. Aucun développement n'est possible sous l'emprise d'une domination culturelle exogène, si ce n'est au service de cette culture dominante et de ses maîtres.

"Les peuples qui refusent d'échafauder des plans pour leur propre avenir en donnant un sens à leur mémoire s'excluent de la définition de leur destin. En renonçant à toute explication générale du mouvement du monde, ils excluent tout projet global autre que ceux que leur impose l'extérieur. Ils laissent à d'autres le soin de façonner le monde, d'inventer ou de pressentir les moeurs, les désirs, les objets, les techniques du futur. L'histoire nous apprend que, dans les lieux de cet abandon et de ce pointillisme, rien d'essentiel ne se joue plus; ni les masses ni les élites n'y sont plus en mouvement, la science n'y accomplit plus de progrès majeurs, la technologie ne s'y forge plus. La culture elle-même y perd ses révoltes et ses rêves" (J.Attali in "La figure de Fraser" Fayard 1984).

Il en est de même pour le développement urbain et l’architecture. S’il faut voir en Lagos et dans d’autres métropoles du Tiers-Monde l’anticipation d’une modernité métropolitaine mondialisée généralisée, il faudrait combattre une telle tendance au nom-même d’une modernité responsable, qui intégrerait enfin les principes de précaution, les valeurs de conscience, de mémoire, de solidarité, d’identité, de démocratie et de diversité, sans quoi cette modernité ne serait que projet barbare. Une post-modernité inscrite dans la démission du politique et l’irresponsabilité des experts, qui ne sont rendus possibles que par la domination de forces économiques prédatrices, imprévoyantes et mensongères.

RAK Gateway is a masterplan  for a large urban development at Ras Al Khaimah, the northernmost of the United Arab Emirates.


L'article de B. Mariolle et A. Bres porte également un jugement sévère sur les projets de Rem Koolhaas qui se mettent au service de décideurs importants, publics et privés, animés par la volonté de marquer leur territoire et de construire l’emblème de leur pouvoir. À ces aspirations monumentales, qu’il diagnostique pourtant comme dérisoires dans le cadre conceptuel et fonctionnel actuel, il ne résiste pas. Au contraire, il répond par un surcroît de formalisme, de couleurs et de lumières, contribuant de la sorte, presque à son corps défendant, à transformer la ville en une collection de panneaux publicitaires où le nombre infini des images contribue à vider de son contenu chacune d’entre elles. De fait, Rem Koolhaas surfe sur les tendances contemporaines et produit des images médiatiques, des événements plastiques, des performances artistiques. Cette duplicité, relevant d’une position quasi nihiliste et en même temps complaisante, serait une façon de se singulariser de ses confrères. Renoncer à agir en raison de l’impossibilité de s’approprier ce qui pourrait asseoir durablement cette action et, dans le même temps, intervenir intempestivement pour faire oeuvre ne constituerait- il pas justement une attitude de dandy postmoderne ?


Seulement voilà, si cette démarche peut présenter un intérêt resitué dans l’histoire des arts libéraux et être à l’origine de profits rapides dans le champ professionnel, sa pertinence dans le domaine de la production architecturale est extrêmement faible. L’édifice dure, pas éternellement comme un monument pouvait en avoir l’ambition, mais suffisamment pour que l’intérêt des médias s’émousse, pour que l’attention des spectateurs se relâche. On se retrouve alors devant un bâtiment voyant et prématurément vieilli dont le sens et la finalité étaient de créer l’événement, de focaliser l’attention sur ses formes inédites et surprenantes qui désormais ne le sont plus. Une fois l’effet médiatique de surprise passé, qu’en reste-t-il ?

La dernière invention de Rem Koolhaas : "Il faut cesser d'embaumer les villes", présentée dans le cadre d'une exposition intitulée "Cronocaos", s'intéresse à la question du patrimoine, de la préservation. En substance, il s'agit de dénoncer la démolition de bâtiments – quel qu'ils soient. Dans une interview accordée au journal Le Monde [04.09.10], il répond à la question :

En même temps, comme vous l'avez dit, on ne peut pas tout préserver...

Rem Koolhaas : Bien sûr. Mais il faudrait pouvoir changer le regard des gens dans un sens d'ouverture. Un des endroits les plus beaux que j'ai vus à Pékin est une zone d'habitation pour les travailleurs. Elle doit dater des années 1950 et les bâtiments de brique qui la composent sont terriblement délabrés. Ils tiennent avec des squelettes métalliques implantés à même la terre, car il n'y a pas de chaussée ni de fondations solides. C'est à la fois beau, tragique, fragile - et les occupants continuent de l'habiter de façon émouvante. Il est impossible pourtant que cela reste en place : pour que de tels édifices "ordinaires" perdurent, il faudrait y maintenir une population et un mode de vie d'une très grande pauvreté.

Cette attitude face à ce qui existe se développe autour des théories de Haus-Rucker Co dont un des slogans "Amnistie pour l'existant", souvent cité par Rem Koolhas, qui invite à résister à l'obligation de condamner ce qui est, ce qui existe déjà et à une attitude "libératrice" en contraste "avec l'idée qui voudrait que le simple fait d'être architecte donnerait droit à juger de tout". La pensée de Koolhas idéalise ainsi l'ordinaire, le banal et le côtoiement d'une certaine laideur. Ces thèses succédèrent aux affirmations des mouvements post-modernes radicaux, des recherches des architectes Smithson, des utopies négatives de Superstudio, d’Archizoom –et d'autres- qui s’attachèrent à une désacralisation de l’architecture, une valorisation des éléments urbano-architecturaux de la surmodernité (autoroutes, centres commerciaux, terrains vagues, banlieues, etc) et à retraduire, sinon exacerber les nouveaux modes de vie liés à la société post-industrielle.


Deleuze, Derrida


Il est évident que les architectes dans les années 1990 en abandonnant les domaines de l'idéologie sociale s'approchent des thèses réactionnaires des Nouveaux Philosophes [B.H. Levy, etc]. Concernant le chaos urbain, leur argumentaire seront des tentatives de justification métaphorique s’appuyant sur des domaines particuliers des sciences et de la philosophie. Les idéologues du chaos inventèrent un nouveau champ de réflexion induit par un ensemble de découvertes scientifiques qui, bien que concernant des champs très éloignés, mettaient en évidence l'imprédictibilité à long terme de certains phénomènes naturels intéressant la météorologie, la dynamique des fluides, les rythmes cardiaques ; étaient invoqués pour étayer leurs théories, les fractales de Mandelbraut, les désordres anthropologico-sociaux de Balandier, les processus aléatoires et/ou réversibles de Prigogine ; tout ce qui fait que l'approche contemporaine de la nature et de la culture conduit à s'intéresser davantage aux ruptures qu'aux continuités, à l'irrégularité plus qu'à la norme, au déséquilibre qu'à l'équilibre.

L'architecte japonais Kasuo Shinohara fut un des précurseurs de la théorie du chaos appliquée à la ville et à l'architecture ; il entreprit de renverser l'image péjorative attachée à la ville moderne japonaise, univers de "signes" ayant fasciné Roland Barthès. Célébrant les "fractures" affectant les formes urbaines, les "espaces fissuraux" séparant les immeubles aux dimensions disparates juxtaposés sans égards au tracé des rues et de l'espace public, Shinohara proposa de parler de progressive anarchy.

Ils porteront également une grande attention à la notion de complexité développée par le philosophe Gilles Deleuze à partir de l’étymologie plexus ; moins sur ces aspects formels conjuguant complexité et instabilité mais plus en tant que processus. La notion d’agencement de Gilles Deleuze intéressera particulièrement les idéologues du chaos : « Qu’est-ce qu’un agencement ? C’est une multiplicité qui comporte beaucoup de termes hétérogènes, et qui établit des liaisons, des relations entre eux [...]. Ce qui est important, ce ne sont jamais les filiations, mais les alliances et les alliages ; ce ne sont pas les hérédités, les descendances, mais les contagions, les épidémies.»

Le concept de déconstruction développé par le philosophe Jacques Derrida intéressa au plus haut point l’intelligentsia architecturale. Après les thèses marxistes de Henri Lefebvre et de Guy Debord, Derrida fut convié dans les écoles d'architecture mais son discours hautement obscur, réservé à quelques initiés, peina à convaincre, même si d’une certaine manière, les théories derridiennes pouvaient prendre forme, se déployer physiquement dans le domaine de l’architecture.

Le court essai La pensée tiède de l’américain Perry Anderson, résume cette évolution de la prise de pouvoir des intellectuels de gouvernement et des nouveaux philosophes dans les années 1980 aux dépends de la tradition française de rébellion. François Cluzet estime que, plus généralement, c’est le monde philosophique universitaire « qui porte une attaque ad hominem contre l’idéologie néolibérale et l’affadissement de la pensée française depuis trente ans ». Noam Chomsky invoque « l’irrationnisme français » de rendre l’action politique impossible et la gauche américaine fait porter à la French Theory leur éloignement social et leur cantonnement institutionnel.

La clé d’un tel affaiblissement est peut être à chercher dans le rapport à Marx du paysage intellectuel français, se métamorphosant sans transition du dogmatisme à l’abandon pur et simple de la pensée critique marxienne, par les intellectuels au pouvoir. En effet, selon Cluzet, les philosophes Deleuze, Foucault, Lyotard, Derrida « incarnent partout, sauf en France, la possibilité d’une critique sociale continuée mais, par rapport à Marx, enfin détotalisée, affinée, ramifiée, ouverte aux enjeux du désir et de l’intensité, des flux de signes et du sujet multiple ; les outils, en un mot, d’une critique sociale pour aujourd’hui».


MVRDV


Rem Koolhaas nous entraîne dans une impasse idéologique où s’engouffre maintenant la deuxième génération d’étudiants en architecture et en urbanisme : le formatage des cerveaux effectué par le néo-libéralisme a atteint les institutions d’enseignement dont celui de l’architecture qui n’a pas été pas épargné. Ainsi, le groupe néerlandais MVRDV constitué d'architectes ayant travaillé au sein de l'agence OMA dirigée par Koolhaas, reprennent littéralement le style architectural du maître, assumant également une dose de néo-libéralisme, sous couvert d'apolitisme politiquement correct.

Leur projet d'un nouveau quartier de la ville Liuzhou en Chine, nous intéressent particulièrement. Les concepteurs se sont inspirés des bidonvilles de Caracas et du Brésil pour formuler un projet urbain. Le chaos des bidonvilles, leur pittoresque, l'absence d'ordre, le vernaculaire, la haute créativité de leurs habitants, deviennent une véritable source d'inspiration. En s'affranchissant d’un regard misérabiliste qui exclut toute autre forme d’appréciation, le bidonville offre pour ses concepteurs un catalogue de solutions, de combinaisons de formes architecturales pour l'habitat chic.

MVDRV Projet LIUZHOU, Chine
MVDRV Projet LIUZHOU, Chine
MVDRV Projet LIUZHOU, Chine


La créativité -architecturale- des plus pauvres de ce monde est ainsi récompensée de la sorte, admise au sein de la [St]architecture. Il serait ainsi possible d'évoquer le philosophe Slavoj Zizek qui affirme que la post-politique se caractérise par le fait de s’approprier les bonnes idées économiques, sociales, culturelles quelque soient leur origine idéologique et, note Luc Boltansky, par son incroyable malléabilité « capable de se couler dans des sociétés aux aspirations très différentes à travers le temps et de récupérer les idées de ceux qui étaient ses ennemis à la phase antérieure ».



Le Choc des civilisations, Mike Davis


Quoiqu'il en soit, le chercheur américain Geoffrey Demarest, fait part d'une inquiétude toute particulière pour la « psychologie de l'enfant abandonné », car il pense – à l'instar de nombreux partisans de la théorie de la « poussée démographique » comme l'une des grandes causes de la criminalité- que les enfants des bidonvilles sont l'arme secrète des forces anti-Etat. Les stratèges du Pentagone américain, note Mike Davis, ont osé s'aventurer là où la plupart des chercheurs des Nations Unies, de la Banque mondiale craignent de mettre les pieds : au bout de la rue qui suit logiquement l'abdication de toute réforme urbaine. Ils affirment désormais avec une froide lucidité, que les villes sauvages, saccagées du tiers-Monde – et notamment leur périphéries de bidonvilles- seront le champ de bataille caractéristique du 21e siècle. Le Pentagone travaille actuellement à refaçonner sa doctrine de manière à intégrer une guerre mondiale à bas bruit d'une durée indéterminée contre les factions criminalisées des pauvres urbaines. Selon Mike Davis, il est là, le vrai « choc des civilisations ». Si l'empire a la capacité de déployer des technologies orwelliennes de répression, ses exclus ont, quant à eux, les dieux du Chaos dans leur camp.


Sources :

Mike Davis
Planet of Slums
Editions Verso, 2006

Marc Gossé
Informalite, illégalité…modèles de gouvernance ?

Béatrice Mariolle et Antoine Bres
L’architecte et la ville : à plusieurs voix sur Rem Koolhaas
Mouvements n° 39/40, 2005

Jean-Louis Cohen
Promesses et impasses du populisme
Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, Janvier 2004

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