Ernest Pignon-Ernest | 1871-1971


Les gisants de la Commune de Paris | centenaire 1971

« Il ne s’agit pas de faire des images politiques, il y a une manière politique de faire des images »
« L’image vient là comme faire remontrer à la surface les souvenirs enfouis, les trames qui se sont passées dans ces lieux. Mais l’image n’est vraiment qu’un petit tiers de la proposition. Mon matériau plastique essentiel ce sont les lieux. »
Ernest Pignon-Ernest 

En 1971, à l'occasion du centenaire de la Commune de Paris de 1871, Ernest Pignon-Ernest est invité pour concevoir et présenter un tableau lui étant consacré dans une exposition collective en Belgique.  Mais plutôt que de représenter cet évènement historique dans les règles de l'art, il préfère investir l'espace public, la rue. Pour Pignon-Ernest, consacrer une toile à la Commune équivalait à souscrire à la peinture d'histoire qui lui semblait être devenue un mausolée. En outre, la Commune de 1871 n'appartenait pas a la mémoire républicaine de la Nation : elle n'était pas considérée comme un moment politique fondateur et sa répression sanglante restait un sujet tabou. Dès lors, seules l'action et l'intervention in situ pouvaient transgresser les règles, en renouvelant le support, en réveillant l'histoire, en suscitant la mémoire et en inscrivant pleinement ce moment dans le présent.  :
« Je voulais dire tout ça et je me rendais compte que c’était dérisoire sur un tableau (…). Et peu à peu s’est imposée encore cette idée, que c’était les lieux eux-mêmes qui portaient ce potentiel. »

« C’est en réfléchissant sur la Commune que j’ai trouvé la solution à ce que je veux dire, à cette espèce de relation avec les lieux. J’étais invité à une exposition sur le thème de la "semaine sanglante" de la Commune et très vite il m’est apparu qu’il y avait une espèce de contradiction de présenter dans une galerie une exposition sur la Commune de Paris et que, naturellement, il fallait l’inscrire dans les lieux, dans le réel, dans l’espace réel. Donc j’ai fait une image de gisant qui était nourrie de plein de choses, même des morts de la Commune - car il y a des photos des morts de la Commune.»

Dans cette démarche Pignon-Ernest prit Paris comme support de son intervention "sauvage" – c'est-à-dire sans autorisation - : ce Paris qu'on aurait détruit, mais qui existe encore et qui n'a pas cessé de se développer sur le souvenir gommé de la Commune, de ses barricades effacées, de ses charniers enfouis et de sa répression escamotée. Pignon-Ernest colla et fit coller collectivement ses centaines de sérigraphies en plusieurs hauts lieux parisiens de la Commune : Montmartre, Charonne, la Butte-aux-Cailles, le Père-Lachaise ou les quais de la Seine ; mais aussi dans d'autres lieux de la capital :
« C’est la première fois que j’ai trouvé cette technique de très grande sérigraphie, la première fois que j’ai fabriqué un écran de 2,50 m pour imprimer ça ; c’était dans le Vaucluse. J’ai collé ça dans des lieux qui avaient un lien direct avec la Commune, comme la Butte aux Cailles, le Père Lachaise, près du mur des Fédérés, le Sacré-Cœur, puis des lieux liés au combat pour la liberté, disons en gros, donc la libération de Paris, et des lieux liés à la guerre d’Algérie, notamment les quais de Seine d’où on a jeté des algériens en 1961.»


Parmi les lieux investis, l'intervention spectaculaire sur les escaliers menant au Sacré-Coeur, gigantesque entreprise d'expiation, déclaré d'utilité publique, élevé comme une protestation éclatante contre "les crimes des Communeux", sur le site même où commença la Révolution.
L'universitaire Anne Volney, dans un article consacré à l'artiste, évoque que «Ainsi, le double déplacement géographique et chronologique qui préside à l’installation de La Semaine sanglante en deux endroits (escaliers du Sacré Coeur et du métro Charonne), dont un seul a un rapport direct avec la Commune, instaure Paris dans son ensemble en lieu de l’exercice de la violence politique de l’Etat français, et révèle en ces localités particulières cet inconscient du lieu sur le mode de la synecdoque. Pour ce faire, l’artiste utilise les qualités physiques des localités sélectionnées : les marches pour casser les corps, la bouche de métro pour exhumer les victimes de la répression, la butte Montmartre pour leur triomphe. Autrement dit, entre les images et les lieux, il y a un double rapport de construction : les images signifient du lieu avec le lieu. L’entreprise artistique qui consiste à « faire remonter à la surface » l’esprit du lieu s’appuie sur une logique de l’espace. Dans ces conditions, l’image référée au lieu et encollée dans le lieu devient un outil de médiatisation de la relation des habitants à leur monde : 


« Moi je colle des images dans des lieux. Les gens passent tous les jours, le lieu se banalise, ils n’y font plus gaffe. D’un coup la présence de ces images leur redonne une étrangeté. Et même après quand il n’y est plus, le lieu peut être différent. »
L’expérience esthétique dans l’objet d’art-lieu devient une condition de la relation d’intelligence et d’intelligibilité du sujet de l’expérience à son monde, inscrite selon Ernest Pignon-Ernest dans une pédagogie de l’histoire :
« Je disais que du passé faisons table rase est un mot d’ordre réactionnaire. (…) Je pense ça profondément, en effet. On a besoin aujourd’hui vraiment (…) de comprendre ce qui s’est passé pour éviter que certaines choses se renouvellent. »
Et si l’histoire du lieu est le substrat de l’image qu’Ernest Pignon-Ernest évoque le plus souvent, elle n’est pas la seule dimension idéelle du lieu :
« Le lieu comprend des choses qui ne sont pas visibles (histoire, force symbolique, mémoire). (…) Les couches chronologiques sont plus faciles à évoquer, à expliquer, mais il y a d’autres couches. La référence au lieu n’est pas que sur l’histoire. »



Bertrand Tillier évoque qu' « en collant ces affiches de cadavres, Pignon-Ernest obligeait les Parisiens de 1971 à prendre conscience de la violence dont leur ville et leur quartier avaient été le théâtre. Et la taille grandeur nature de ces cadavres sérigraphiés incitait a un nouveau corps à corps. En ce sens, l'action de l'artiste était une provocation puisque chaque affiche défiait, menaçait, agressait. .. le spectateur qui, en se trouvant confronté à un cadavre, en devenait le contemporain, par force, puisque l'artiste transforrnait radicalement l'image de ces lieux, par un détournement et par une prise de possession - Pignon-Ernest parle de "relation physique, d'identification, de face a face" ». « En collant ses affiches à même la chaussée - sur le pavé des rues et des quais, sur les marches du métro Charonne ou sur les escaliers du Sacré-Cœur -, Pignon-Ernest transgressait radicalement l'interdiction d`afficher du 29 juillet 1881, qui vaut pour les murs sur lesquels la loi est souvent rappelée. Mais il outrepassait surtout le mur comme lieu de commémoration circonscrit de la Commune : il débordait le Mur des Fédérés dressé au cimetière du Père-Lachaise. De ce point de vue, l'intervention de Pignon-Ernest s'inscrit dans le contexte des événements de 1968, durant lesquels la mémoire de la Commune réactivée avait quitté la nécropole pour réinvestir la rue - un espace public qui n'était plus celui de l'écrasement de la Commune.



De même poursuit Bertrand Tillier : « Dans le même temps, la dégradation et la disparition auxquelles ces sérigraphies étaient promises ou condamnées disaient la fragilité et la précarité du travail de mémoire, quand il ne s'agit pas d'un devoir et quand les lieux n'existent pas. l.'intervention de Pignon-Ernest était aussi une invitation à cette prise de conscience historique - d'autant que les gisants de la Commune de Pignon-Ernest en appelaient, par une confusion des événements et une superposition des temps historiques, aux morts de la guerre d'Algérie - autre événement « sans nom » et « sans images ». En collant ses images de cadavres sur les marches du métro Charonne ou des escaliers du Sacré-Cœur, Pignon-Ernest contraignait les Parisiens de 1971 à piétiner les gisants. Par cet acte presque sacrilège, il entendait provoquer les cultures sociales et la mémoire collective, aux refoulements indicibles et aux traumatismes muets.»

LIENS

EXTRAITS

La rue comme palette
La Pietà sud-africaine, Soweto-Warwick, mai 2002,
Ernest PIGNON-ERNEST
2007

Anne VOLVEY
Université d’Artois
Myriam HOUSSAY-HOLZSCHUCH
Université de Lyon


La Commune de Paris, révolution sans images ?
Politique et représentations dans la France républicaine (1871-1914)
Champ Vallon | 2004

Bertrand TILLIER
Université de Bourgogne



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